La découverte de « paniers » ou caisse-casiers en bois pour contenir les bouteilles nous a rappelé que quelques décennies plus tôt, à Chazelles comme dans d’autres petites villes, c’était le mode de transport habituel des boissons qu’il s’agisse de celles destinées à la consommation familiale ou celles destinées aux cafés et restaurateurs.
On voyait tous les jours dans les années 1950, des chevaux charroyer par les rues de la ville toutes les marchandises nécessaires au quotidien. Les chargements pouvaient être des sacs de charbon, des sacs de farine, du bois découpé, des fagots mais aussi ces fameux casiers remplis de verreries. L’eau courante n’était pas encore accessible à tous (elle est arrivée à Viricelles vers 1950!) et il était fréquent d’aller remplir les seaux ou les bouteilles à la fontaine, comme celle de la Bascule ou de la Ramousse.
Mais on buvait aussi beaucoup d’eau de Seltz¹ distribuée dans les siphons consignés ou non et remplis par les limonadiers. Ces derniers fabriquaient aussi les eaux pétillantes, les limonades, les sodas et les sirops.
Beaucoup associaient à cette activité celle du négoce de charbon car à cette époque le chauffage était exclusivement dépendant de cette source d’énergie fossile ou du bois. Il y avait plusieurs types de charbons: l’anthracite, le maigre, le quart de gras, le demi-gras, le gras …tous au toucher rendaient sale… comme un cochon (presque le même langage !). Chacun prenait la qualité qui convenait à son porte-monnaie, l’anthracite étant le produit de luxe le plus calogène qui brillait en plus de mille feux ! Il y avait aussi le boulet avec son numéro représentant la taille et le poids de la boule constituée de fines d’anthracite agglomérées en usine par pression.
Enfin on trouvait « l’amour », cette poussière de charbon que les nécessiteux trouvaient gratuitement auprès des négociants mais que beaucoup utilisaient aussi, humidifiée, pour recouvrir le feu dans le poêle de charbon à feu continu la nuit. Cela permettait de maintenir une combustion lente économique et de longue durée selon le principe ancestral du « feu obscur sans flammes ». Le charbonnier allait chercher le combustible à la mine à Saint-Etienne en camion qu’il remplissait à la pelle pour de charger de la même manière au retour. Il pouvait aussi le récupérer en gare de Viricelles où le train déchargeait ses wagons. Le travail était dur et long car il fallait ensuite remplir les sacs permettant le transport aux particuliers.
Au moment où il a neigé, comme c’était l’habitude dans ces temps-là avec des épaisseurs de neige dépassant régulièrement les cinquante centimètres, on repense aussi à ces vieux métiers de poêlier, vendeurs de calorifères, de tubes et cornets en tôle d’acier aux diamètres variés. Ils assuraient la continuité de l’évacuation des fumées jusqu’aux bouches de cheminées en empruntant les trajets les plus longs possibles en fonction du tirage pour récupérer un maximum de chaleur en traversant pièces et cloisons. Tous ces éléments s’emboitaient les uns dans les autres dans le sens inverse de la direction prise par la fumée. Ils s’installaient au début de l’automne après un nettoyage intérieur pour enlever la suie et extérieur avec Zebracier pour leur donner l’apparence du neuf. Malgré tout, les feux de cheminée étaient fréquents. C’était l’annonce de ces nuits froides où l’on se réfugiait sous les édredons remplis d’un duvet venu tout droit des marchés de Montbrison.
Depuis déjà le début de l’automne, chacun avait « rentré » son charbon et son bois qui allait devoir alimenter les courtes journées et les longues nuits avec des températures hivernales extérieures avoisinant régulièrement le zéro. Le marchand de combustible avait rempli les caves ou cases ainsi que les meubles à charbon avec ses sacs en toile de jute de 50 kilos. Il était venu livrer avec sa remorque à deux essieux, dont l’un mobile à l’avant, tirée par un cheval imposant, sanglé dans son brancard. C’est le même attelage qui, après la tournée de charbon, alimentait en paniers de bouteilles de limonade, d’eau gazeuse de chez Badoit, Parot, Vichy ou Couzan les dizaines de cafés de la ville (vingt-huit!) mais aussi les particuliers, récupérant en contrepartie les casiers remplis des récipients vides.
Les premières avaient été auparavant remplies chez des limonadiers, s’ils ne l’étaient pas eux-mêmes, ou elles provenaient des sociétés d’eaux minérales toutes proches dont ils étaient les dépositaires et chez lesquelles ils s ‘approvisionnaient. Les caisses de bois et les bouteilles de verre étaient toutes consignées avec une valeur marchande, ainsi récupérées ou payées en cas de disparition ou de casse. Rien ne se perdait à cette époque et le verre était un bien précieux que l’on savait garder, nettoyer et réutiliser indéfiniment. Certaines de ces bouteilles ou caisses standardisées pouvaient ainsi entamer un beau jour un vrai tour de France, acceptées partout car standardisées.
Le limonadier qui avait récupéré ses caisses et bouteilles consignées, nettoyait ces dernières sur une laveuse mécanique. Rincées, elles étaient ensuite mises à sécher pour une utilisation ultérieure. Les bouchons de porcelaine et le mécanisme de fermeture étaient vérifiés et remplacés lorsqu’ils étaient abimés et la rondelle d’étanchéité en caoutchouc souple était changée. Il n’y avait ensuite plus qu’à procéder à un nouveau remplissage d’un mélange d’eau, de sucre de canne, d’extraits de citron selon une recette propre à chaque fabricant et dans lequel on avait dissout du gaz carbonique pour obtenir une nouvelle bouteille de limonade prête à être consommée. Elle était rangée dans sa caisse avec ses congénères. Il fallait bien sûr de larges entrepôts pour stocker toute cette marchandise.
Toutes ces boissons étaient régulièrement consommées dans les familles au quotidien et au cours des travaux pénibles. Beaucoup l’utilisaient régulièrement pour couper le vin courant qui prenait alors dans le verre une jolie teinte violette.
Ces mêmes commerçants, qui vendaient du chaud en hiver, assuraient aussi la distribution de la glace récupérée en pains depuis Saint-Etienne. Elle servait à conserver les denrées périssables dans des grandes glacières.
On serait impressionnés aujourd’hui par l’intensité du travail de manutention que ces métiers manuels demandaient. Tous ceux-ci se faisaient généralement en famille, les enfants participant dès leur plus jeune âge, souvent 10-12 ans, avant et après l’école, aux activités. Les journées commençaient à 3 ou 4 heures du matin pour l’approvisionnement en camion sur les lieux de production et se terminaient tard pour la préparation de la tournée en char à cheval du lendemain.
C’est ainsi qu’à Chazelles on avait un grand nombre de charbonniers et quelques limonadiers, certain exerçant les deux métiers à la fois. En voici une liste non exhaustive. Les oublis par omissions ou méconnaissance possibles sont un prétexte au dialogue et à la découverte. Merci de nous les signaler.
La Maison Russier était sise Cour du Château dans l’impasse longeant la Maison Gouttenoire qui délivrait des aliments pour le bétail. Mr. Edouard Russier père avait repris la maison Baronnier et fabriquait notamment la limonade de marque « La Mouette ». Très vite aidé par son fils Félix, d’ailleurs mort relativement jeune vers 1957, il avait été remplacé par celui-ci. « Féfé », tel était son surnom, était un grand gaillard tout aussi impressionnant que le cheval qu’il conduisait. Il avait trois frères, Aimé, Jean et Antoine. Cette petite entreprise familiale distribuait aussi une eau gazeuse « La Cristalline », remplissait les siphons d’eau de Selz et fabriquait des sodas : Le Pressé Jaune et le Pressé Orange. Elle assurait en même temps le commerce du charbon avec un dépôt notamment au fond de l’impasse.
La Maison Dumas se trouvait au début de la rue de Versailles. Jean Dumas avait remplacé en 1932 Monsieur Pelletier, marchand de charbon, après son décès, son épouse partant habiter de l’autre côté de la rue pour devenir couturière. Cependant, Jean mort très tôt à 40 ans, c’est son épouse, née Blanchon de Maringes, qui prend en main le négoce de combustibles et limonades avec son fils Georges. Il a dû commencer très tôt vers 10-11 ans à travailler dans la maison familiale, conduisant tout jeune le camion américain GMC servant à l’approvisionnement du charbon sur le carreau à Saint-Etienne ou dans les wagons à la gare de Viricelles, mais aussi les caisses de bouteille d’eau de Vichy dans cette ville ou les pains de glace aux « Glacières de Paris ». Ainsi parti à 3 heures du matin, il n’arrivait en classe que vers 9 heures, rattrapant sans arrêt le retard pris à apprendre pour décrocher au final le diplôme du brevet tant convoité à cette époque. Les livraisons en ville se faisaient en char tiré par le cheval “Jacinthe”. Vers 1956 la maison Dumas est reprise par Albert Chevron, quand il se marie à Janine Dumas, sœur de Georges. Ce dernier développe alors de son côté une affaire de transport : celle qu’aujourd’hui toute la région connait. La maison Dumas assurait aussi à l’époque la vente d’eaux minérales, notamment la Parot, Vichy et Badoit ou Couzan, (le grand-père d’Albert Chevron, hôtelier-restaurateur, en était déjà le dépositaire) et de limonades dont celle fabriquée par la Maison Lamarque. C’était une des plus grosses maisons de vente de charbon de Chazelles. Elle s’est déplacée plus tard avec l’arrivée du fuel, rue Caderat sur un terrain ayant appartenu à la famille Berne, puis à la fabrique de chapeaux Crozier-Rochette, ensuite à la famille Robert, marchand de poil et aujourd’hui occupé par la famille Ferréol. Janine Chevron aime à raconter la gentillesse de son père Jean qui offrait « l’amour » – la poudre de charbon- aux nécessiteux pour qu’ils emmènent un peu de cette chaleur si nécessaire surtout à cette époque (voir plus haut). On peut signaler encore quelques détails qui ont probablement disparu des mémoires et concernant cette maison. Elle fabriquait de la choucroute en tonneaux dans un de ses entrepôts sur le Boulevard du Nord. Les choux étaient cultivés sur un terrain, route de Grézieu, coupés le soir en famille puis tassés en tonneau pour être traités par lacto-fermentation au sel avant la vente. Elle distribuait aussi la glace à partir des pains mentionnés plus haut qui étaient conservés dans de grands coffres hermétiques. On allait ensuite y acheter un morceau souvent coupé au centimètre (20-20-40…) avec un marteau à dent, un crochet à glace ou une scie, et que l’on ramenait à la maison protégé par une couverture de laine et dans une cuvette en zinc. Cette glace rafraichissait les boissons et servait de refroidisseur dans les glacières des particuliers, notamment ces fameuses « Bonnet » de Villefranche, réfrigérateurs de référence dans l’entre-deux guerres dont étaient équipés à plus grande échelle les bouchers, fromagers, charcutiers et laitiers…de l’époque et qu’il fallait aussi livrer.
Marius Blanchon, le frère de Madame Blanchon-Dumas, une famille de Maringeons, était aussi charbonnier et limonadier, rue Désiré, dans la cour située aujourd’hui derrière le café-restaurant d’aujourd’hui : « Le Panama ». Il assurait par ailleurs un service de messagerie sur Saint-Etienne. On y trouvait, en face, une des entrées de l’atelier du maréchal-ferrant, Monsieur Lubien, qui ferrait bœufs et chevaux de travail.
On avait d’autres charbonniers comme Jean Lhopital sur la rue de Versailles sous la rue Caderat. Il assurait aussi un service de transport et de messagerie.
Jacques Dussurgey vendait lui aussi du charbon et proposait un service de transport des passagers arrivant à la gare de Viricelles par le train du PLM puis de la SNCF. Il faut savoir que le tramway VCS avait cessé de fonctionnement en 1933. Il se trouvait en face de l’Hôtel du Centre tenu par Mr Peillon. Il a été remplacé plus tard par Maurice Brosse dit « Momo ».
Jean Séon, place Neuve ou de la Bascule, vendait aussi du charbon, assurait le transport des marchandises pour diverses messageries.
On trouvait aussi sur la rue Verpilleux Mr Faure dit « Pillotte », distributeur de charbon.
On mentionnera enfin la Maison Lamarque qui, elle, ne fabriquait que des limonades ou sirops et chez laquelle bon nombre des commerçants-artisans plus haut mentionnés s’approvisionnaient pour assurer ensuite les livraisons dans les cafés notamment.
Tel était le tableau de Chazelles dans le milieu du siècle de dernier. Tous ces artisans qui travaillaient dur, avec des conditions matérielles que l’on imagine très mal à notre époque, (tout était manuel : la pelle, la brouette et la charrette avec le systême des roues étaient généralement, avec le dos et les pieds des hommes, les seuls instruments de manutension sur les courtes distances²) étaient bien sûr aidés par des ouvriers qui n’avaient pas non plus les conditions sociales de notre époque³ et qui constituaient (malgré un travail souvent peu rémunéré du fait des conditions matérielles de l’époque) pourtant, ensemble, un tissu social très serré.
Cette brève rétrospective autour de métiers oubliés, sans beaucoup de photographies locales, est faite pour réveiller les mémoires de nos plus anciens farlots, acteurs ou spectateurs de cette époque qui leur parait surement lointaine tant le monde a changé. Elle est ignorée des plus jeunes générations. Il y a sans doute des oublis, des passages à accentuer, des histoires à raconter : chaque cheval avait surement un nom, quelques personnages avaient évidemment aussi un surnom. Rassembler autour de ce thème les souvenirs de chacun : tel est le but de ces articles, faits aussi pour ne pas oublier. Chacun peut venir à la permanence de PHIAAC, les premiers vendredi de chaque mois, raconter son souvenir, apporter sa photographie qui sera dupliquée et immédiatement rendue, pour étayer ces pages de nos villages d’hier déjà ouvertes mais aussi à ouvrir. Elles sont nombreuses à s’être superposées pour former le paysage transformé d’aujourd’hui.
¹ L’eau de Seltz est une eau gazeuse constituée d’eau pure dans laquelle on dissout de l’acide carbonique sous forte pression. Elle est conservée dans une bouteille que l’on appelle un appelle un« siphon », aujourd’hui métallique mais hier en verre. Son goulot est muni d’une valve, qui, ouverte, propulse l’eau en jet du fait de la pression intérieure fournie par le gaz emprisonné. Cette eau était autrefois vendue à titre thérapeutique par les pharmaciens. La fabrication industrielle avec l’usage du gaz carbonique en bouteilles en a fait un produit préparé et vendu au 20° siècle par les limonadiers.
² Un exemple: les “Fenwick” qui ont notamment transformé la manutention avec les “Clark” américains, contrairement à leur nom, sont une invention française du début du siècle dernier. Ils sont devenus courants avec la découverte des palettes d’origine américaine et venues en France après la Libération, progressivement accompagnées de trans-palettes.
³ Le principe de solidarité nationale apparait en 1893 avec l’assistance médicale gratuite pour tout français malade et privé de ressources. En 1898, la notion d’ accident du travail autorise une prise en charge sociale. En 1904, c’est la création de l’aide sociale à l’enfance et en 1905 celle des personnes âgées infirmes et incurables. Le premier système d’assurance vieillesse pour les salariés apparait en 1910. En 1928, “les salariés sous contrat” obtiennent une assurance maladie, maternité, invalidité, vieillesse et décès. Ce n’est qu’en 1945 que vient la création de la Sécurité Sociale avec établissement d’un “régime général” venant en complément des régimes déjà créés, lesquels deviennent les “régimes spéciaux” que l’on peut connaitre encore aujourd’hui.