A l’occasion d’une conférence à laquelle il m’a été donné d’assister, j’ai découvert un personnage lyonnais très intéressant : Clair Tisseur. J’ai été surpris par la similitude des convictions littéraires et linguistiques de cet architecte-écrivain avec celles d’un auteur forézien presque contemporain : Jules Troccon, né quelques décennies plus tard à Chazelles-sur-Lyon en 1870 et enterré dans cette même localité. La remise en état récente de sa tombe, au titre de la sauvegarde du patrimoine, par la municipalité qu’il faut remercier chaleureusement, m’avait en effet donné l’occasion de revoir les travaux et écrits de ce dernier. Après un bref rappel de la vie de Clair Tisseur, nous tenterons d’établir un pont entre les deux personnages qui se ressemblent beaucoup déjà par le regard et la barbe!
Clair nait en 1827 à Lyon, Rue Grenette, près de la place des Cordeliers. C’est le dernier d’une famille de 6 enfants dont deux meurent très tôt. Le père est négociant en rouennerie et la mère Françoise Durafor est native de Paris. Ils se sont mariés à Lyon en 1811. De santé très fragile, il est placé en nourrice à la campagne à Saint-Laurent d’Agny et vient régulièrement dans la propriété de son grand-père maternel à Sainte-Foy-lès Lyon. Il a en ligne de mire 3 frères plâgés :
Barthélemy, né en 1812, est professeur, poète et philosophe ; il meurt tragiquement en 1843 en Suisse sur le lac de Neuchâtel.
Jean, né en 1814, lui aussi poète et philosophe est économiste et secrétaire de la Chambre de Commerce de Lyon.
Alexandre, né en 1819, est prêtre mais aussi prêtre et missionnaire diocésain, auteur de récits de voyages, de critique littéraire et religieuse.
Si ses 3 frères restants (deux sont morts très tôt) sont fort bien éduqués au séminaire de Sainte Foy l’Argentière, Clair sera élevé en partie à la maison et un peu au collège des Minimes. Sans beaucoup de bagages, son père envisage avec lui l’apprentissage d’un métier avec des placements comme commis dans différents commerces et chez divers artisans où il s’ennuie. De guerre lasse, son père l’inscrit à l’école des Beaux-Arts pour qu’il s’initie à l’architecture, il y fait merveille. En 1844, il est en stage chez Pierre-Marie Bossan, l’architecte notamment de la Basilique de Fourvière. En 1850, il rentre dans le cabinet de l’architecte Savoye puis en 1852 chez Georges Louvier, architecte du département. En 1854, il est affecté aux services municipaux. Il réalise alors des bâtiments Place de la République à Lyon.
Il se marie en 1855 avec Ernestine Victoire Bonnardel, jeune parisienne native de Chabeuil. Ils auront une fille, Marguerite, en 1860. Elle meurt à l’âge d’un an.
En 1858, il ouvre son propre cabinet Rue de la Reine/Rue Franklin où il restera jusqu’en 1877. Il achète à Nyons en 1868 un verger d’oliviers au quartier de la Perrière, à l’entrée de la ville. L’air y est bon pour lui. Il y construit la maison qui sera celle de ses vieux jours « L’Asyle du Sage » où il se réfugie d’ailleurs pendant la guerre de 1870. Mais sa femme y meurt en 1871.
Comme architecte indépendant, il a réalisé le siège des Fonderies et Forges de Terrenoire qui deviendra plus tard la Mairie du 2° arrondissement de Lyon, d’autres bâtiments dont son immeuble rue Franklin et beaucoup d’églises: celle de Saint Ferréol d’Auroure dans la Loire en 1857, Saint Laurent d’Agny en 1860, Chabeuil en 1861, Saint Clair de Brignais en 1859 ouverte en 1862, Saint Claude de Tassin la ½ Lune en 1868, Sainte Blandine à Lyon entre 1865 et 1886, le Bon Pasteur à la Croix Rousse/Lyon entre 1869 et 1883, Saint Martin d’Orlienas entre 1872 et 1873.
Quelques images d’églises réalisées par Clair Tisseur que beaucoup reconnaitront vite
Ce sont aussi de nombreux tombeaux dans différents cimetières : Lyon/Loyasse, Oullins ou Livron. Mais il recrée aussi des demeures de caractère, particulièrement dans la Loire : domaine Neyrand/de Boissieu à Chevrières ou Jullien à Pélussin…
il se retirera de plus en plus souvent dans sa maison de Nyons pour écrire. En 1877, il s’y installe définitivement en laissant son cabinet d’architecte à son associé de toujours : Joseph Etienne Malaval. Il s’adonne à cette passion, d’ailleurs familiale, qui le tient depuis sa jeunesse. Il a déjà commencé en 1844 notamment dans le journal “le Réparateur” où il écrit de nombreux articles pour l’architecture mais aussi dans une quinzaine d’autres journaux. Clair Tisseur a un goût particulier pour les pseudonymes. Il écrit sous quarante-cinq noms différents. Cela va de Girard ou Valère à Nizier du Puitspelu, le plus connu,
En 1879 il crée l’Académie du Gourguillon, du nom de ce cette rue qui est “une rigole qui débaroule de Fourvière”, dans laquelle est censée siéger en bas la vénérable Académie de Lyon. Il prend alors ce pseudonyme de Nizier du Puitspelu, cité plus haut, en souvenir de son lieu de naissance et se déclare aussitôt tout à la fois président, vice-président, secrétaire, trésorier, membres et public de cette association qui dès lors aura toujours des discussions empreintes de la plus extrême courtoisie. Ses travaux doivent expressément avoir “le caractère populaire” et être “propres à chatouiller la rate”. ll faut attendre deux ans avant que deux autres membres soient nommés par Nizier du Puitspelu : Louis Bon Morel de Voleine, journaliste et écrivain alias Petrus Violette qui est nommé Président et Adrien Storck, imprimeur-éditeur, alias Gérôme Coquard .
En 1885 l’Académie ouvre sa première séance officielle et rédige ses statuts avec 12 articles publiés en 1886 chez Storck dont le principal est de préserver la vieille bonne tradition lyonnaise. Quiconque respecte ce fondement peut en faire partie avec le consentement unanime des membres qui se choisissent un sobriquet : Jean Dumond est directeur de la Caisse d’Epargne, il devient Cachemaille (la tirelire lyonnaise); Eugène André est fabricant veloutier, il devient Athanase du Roquet (le roquet est la bobine qui reçoit le fil de soie pour faire les canettes); Edouard Aynard est banquier-député et père de famille nombreuse, il devient Pater Familiasse
Pendant toute cette période et jusqu’à sa mort à Nyons en 1895, Clair Tisseur écrira de nombreux ouvrages qui font référence sur le plan linguistique au parler lyonnais et àla langue franco-provençale. Son travail de poésie, admiré par tous, se retrouve dans « Pauca Paucis » édité en 1894.
On retiendra:
Les Vieilleries lyonnaises, Édition : Lyon : chez les libraires intelligents , 1879
Vieilles Choses et vieux mots lyonnais, 1885
Sur quelques particularités curieuses du patois lyonnais,
Dictionnaire étymologique du patois lyonnais
Fragments en patois du Lyonnais,
Des Verbes dans notre bon patois lyonnais, 1883
Très humble essai de phonétique lyonnaise, 1885
Le littré de la Grand’Côte à l’usage de ceux qui veulent parler et écrire correctement, 1895
Modestes observations sur l’art de versifier,1893
Coupons d’un atelier lyonnais chez A. Storck ,en 1898
Un Noël satirique en patois lyonnais
Les Histoires de Puitspelu, Lyonnais, Édition : Lyon : chez les libraires qui en voudront , 1886
Les oisivetés du sieur du Puitspelu, Lyonnais, 1896
“Pauca paucis”.1894
Joseph Pagnon, lettres et fragments,
Un Chapitre de l’histoire de la construction lyonnaise. Benoît Poncet et sa part dans les grands travaux publics de Lyon, 1882
Compte rendu des travaux de la Société académique d’architecture de Lyon durant 1860-1861…
Deux poètes provençaux [Anselme Mathieu et Théodore Aubanel], 1862
Histoire d’André, 1866
Marie-Lucrèce et le grand couvent de la Monnoye, 1880
Sur un dictionnaire de philosophie de Frédéric Morin, 1862
Sur un tableau du musée de Lyon faussement attribué à André del Sarte, 1861
Notice nécrologique sur Jean-Amédée Savoye,1879
Au hasard de la pensée, 1895
…
Il sut dire aussi de lui que, commençant très tard dans la poésie avec Pauca Paucis à 62 ans, il finirait dedans à l’inverse des autres auteurs qui, naissant dans le vers, finissent comme Monsieur Jourdain dans la prose. Lui avait, dit-il, fatalement vécu auparavant dans la prose. Gardien du parler « yonnais » avec l’édition de son « littré », il avait aussi un grand respect pour l’écriture du français qu’il magnifiait
Clair Tisseur voulait être enterré avec l’épitaphe suivant sur sa tombe à Sainte Foy lès Lyon:
Ci-git le pauvre Puitspelu
Grand écrivain, quoique pelu.
pour que l’on continue à rire.
Le travail d’écriture de cet auteur lyonnais rappelle par de nombreux traits celui de Jules Troccon qui apparait quelques décennies plus tard. Ce poète forézien qui a écrit nombreux livres sur le parler forézien, d’excellentes chansons sur cette province, divers poèmes sur cette région, fut aussi président du Caveau stéphanois, un “repaire” pour le monde intellectuel, industriel, libéral, journalistique et chansonnier de la ville. En vrai gaga, il favorisa toujours la littérature forézienne et l’esprit stéphanois dans ce club. Mais né à Chazelles-sur-Lyon, ses premiers pas dans une grande ville furent pour Lyon, une ville qu’il affectionnait et connaissait très bien au point d’écrire deux livres remarquables sur le Lyonnais littéraire et un sur l’Ame lyonnaise où il dresse un état critique remarquable des auteurs lyonnais qu’il a côtoyé et qu’il connait bien. Ainsi Jules Troccon se présente comme un admirateur inconditionnel de Clair Tisseur et de son frère Barthelemy dont il loue la poésie. Il dit du premier après son décès en 1897 qu’ “il fut un beau génie ; on l’aime et on l’admire.”
Cet auteur entame d’ailleurs à Saint-Etienne le même combat que Clair Tisseur pour la sauvegarde du parler et de l’esprit gaga, tout en abordant comme un excellent poète, grammairien et instituteur une langue française qu’il maitrise parfaitement.
Il a écrit :
Le Lyonnais littéraire- (2 tomes)
L’âme lyonnaise
La région lyonnaise
Le livre de la petite patrie
Zigzags foréziens
L’esprit stéphanois
Le miroir du passé
Pierrots de guerre
Ecrivains stéphanois
La petite bleue
…
Comme l’auteur lyonnais qu’il admirait, il aurait tant aimé, lui aussi, que l’on mette sur sa tombe une épitaphe accrocheuse, celle qui vous fait rester en vie à jamais :
Ci-git Jules Troccon, poète forézien
Beaucoup le sont mais peu le disent
une même façon de mettre la mort au rayon du dérisoire et de la légèreté.
Voilà ainsi deux personnages qui, à quelques décennies de différence, suivent le même chemin de la sauvegarde des formes variées du parler local, patrimoine humain incontournable qui a fait la France, tout en mettant en valeur cette belle langue française écrite et dont le parler a été imposé par Jules Ferry dans les écoles de la République en interdisant les patois par tous les moyens y compris les vexations et les punitions que devaient appliquer les enseignants.
Ces deux écrivains se montrent ainsi très loin de l’esprit d’ Augustine Tuillerie, inspirée de Jean Macé, et du ministre cité plus haut, auteure du « Tour de France par deux enfants », dans lequel la France est une et indivisible avec le même parler, les mêmes coutumes, la même morale dans toutes les régions où seule les différences se trouvent dans les activités qui changent. Un extrait du livre édité en France par millions d’exemplaires comme base de lecture dans les écoles de la République en dit long sur cet état d’esprit à l’aube du 20° siècle.
«Lors d’une halte dans une auberge du Dauphiné, les deux voyageurs sont désappointés de ne pas comprendre le patois local, et Julien s’attriste:
-Pourquoi donc tous les gens de ce pays-ci ne parlent-ils pas français?
-C’est que tous n’ont pas pu aller à l’école. Mais dans un petit nombre d’années il n’en sera plus ainsi, et un jour dans toute la France on saura parler la langue de la patrie.
En ce moment, la porte d’en face s’ouvrit de nouveau; c’étaient les enfants de l’hôtelière qui revenaient de l’école.
-André, s’écria Julien, ces enfants doivent savoir le français, puisqu’ils vont à l’école.
-Quel bonheur! nous pourrons causer ensemble.»
Ainsi les patois, qualifiés de «langues populaires corrompues», puisqu’ils permettent seulement de communiquer avec un nombre réduit de personnes, qu’ils chargent inutilement la mémoire et, pire, qu’ils nuisent à l’unité souhaitable du pays, ne doivent plus exister. « La France est un jardin harmonieux orné de différentes fleurs des provinces » : dit l’auteure.
Oui, ils se ressemblent quand ils s’éloignent très loin de cette pensée républicaine, centralisée et unique. Gones et gagas sont ces fleurs qui, parlant avec leur accent et leurs mots propres, font une province qui fait partie de la France.