Je suis arrivé sur terre 4 mois avant la déclaration de la dernière grande guerre, ce n’était certainement pas le meilleur moment mais je ne l’ai pas choisi. Quand j’ai ouvert les yeux j’ai trouvé ma mère, Benoite Antoinette, que les voisins et la famille appelait Toinette, mon père Marcel-Antonin, ma grand-mère maternelle Fanny, ma sœur Jeanine âgée de 7 ans et mon frère André de 4 ans. Par la suite sont arrivés mon frère Henri en 1940 puis ma sœur xxxx en 1944.
Nous vivions dans une petite ferme à «La Mornandière». Ce bâtiment appartenait à ma grand-mère Fanny Badoit qu’elle avait hérité de son père. Elle avait épousé Jean-Claude Pupier, mon grand-père, un menuisier ébéniste. Ils avaient eu 2 filles : Jeanne, décédée à 14 ans, et ma mère. Mobilisé en 1914, mon grand-père se trouvait à Verdun au pire moment de cette guerre et pendant les 4 mois les plus terribles de 1916. Le 2 juin, il fut blessé à une jambe par un premier obus et dit à son voisin qui était des environs de Chazelles : «Je suis sauvé». Il avait à peine fini sa petite phrase qu’un 2ème obus le terrassa.
Ma grand-mère se retrouva, comme beaucoup d’autres femmes, seule avec ma mère qui avait 7 ans. Elle continua à faire tourner la menuiserie qui était florissante, avec 2 ouvriers qui n’avaient pas été mobilisés mais cela ne dura pas longtemps. Puis elle vécut pauvrement sur les quelques hectares de la ferme jusqu’à ce que l’Etat commence à aider les veuves. Plus tard, sa pension de veuve de guerre lui permit de louer une petite pièce à Chazelles et comme nous étions ses seuls petits enfants elle nous gâtait et nous avait acheté à chacun un buffet qui devait nous servir plus tard.
Mon père, né le jour de Noël 1905 aux Ormes à Pomeys, dernier d’une famille de cinq enfants, commença à étudier à l’école libre des Frères Maristes près du château d’eau à Chazelles. Il réussit brillamment son certificat d’étude ce qui n’était pas si courant à l’époque et lui valut d’être demandé pour travailler avec le notaire de Chazelles, affaire qui ne se fit pas car sa mère avait mis son veto pour une raison inconnue. La ferme des Ormes était importante mais pas suffisamment pour employer 4 hommes. Mon père, étant le dernier, dût aller travailler dans les fermes alentour : d’abord au Claveau chez Bonnier où il s’est souvent plaint d’y avoir mangé des châtaignes gelées, ensuite il s’est trouvé à la ferme Chanavat à la Mornandière où il a fait la connaissance de ma mère. Ils se sont mariés en 1931. Il a alors pris la petite ferme de ma grand-mère qu’il a développé par la suite en louant et en achetant un peu de terrains. C’est là que j’ai passé toute mon enfance.
En 1943, en pleine guerre, je vis par la fenêtre de la cuisine arriver un camion rempli de soldats armés. Mes parents nous ont expliqué que c’était les Allemands qui occupaient la France et qu’il fallait être sage, ce que nous n’étions pas toujours avec mon frère qui avait un an de moins. Nous nous bagarrions souvent et pas toujours pour s’amuser. Un soir alors que nôtre père était sous une vache pour la traire nous avons commencé à nous battre. Lui, d’ordinaire assez patient, nous a demandé d’arrêter plusieurs fois. Rien n’y faisait, la lutte faisait de plus en plus rage. Le père, à bout de patience, n’a rien dit, s’est levé, a pris le «cabelot»[1] sur lequel il était assis et nous l’a balancé dans les jambes avec une telle force que nous sommes partis tous les deux en boitant et sans nous plaindre. La période de la guerre, passé l’arrivée et les premiers jours très inquiétants, s’est écoulée presque normalement.
Deux soldats allemands toujours les mêmes, Butine et Clébert (c’est phonétiquement ce que mes oreilles ont retenu) venaient régulièrement chercher des provisions. Ils étaient très polis, on ne les comprenait pas. Mais mes parents ont vite su et compris qu’ils auraient préféré rester dans leur pays. C’était presque devenu des amis et quand ils sont venus nous annoncer qu’ils allaient partir et faire sauter le camp, ils pleuraient en disant : « Nous, tous kaput[2]», connaissant la fureur de leur führer, ils savaient qu’ils ne pourraient jamais se rendre. Un autre jour, nous avons été informés par la mairie que le camp devait être bombardé par les alliés; le soir nous sommes partis à quelques 400 mètres dans un hangar qui existe encore : l’endroit s’appelle Macot. Nous y avons passé une partie de la nuit mais rien ne s’est produit. Finalement ce sont les soldats allemands qui nous ont prévenu qu’ils allaient faire sauter le camp et cette fois, nous sommes descendus dans la cave voûtée avec pelle et pioche en attendant l’explosion qui n’a pas provoqué de dégât à la maison.
En 1945, la ferme de mes parents comprenait une dizaine d’hectares en terrains très pentus et éparpillés. Les revenus y étaient maigres et allaient avec nôtre train de vie. Il y avait un pré acheté par mon père pour le faible montant à payer. On y accédait par un chemin de 200m qui menait au «grand pré» de 2 hectares environ que l’on traversait pour arriver sur une «charriére»[3] forestière qui descendait presque à pic. Elle menait à l’endroit où je devais conduire la huitaine de vaches que l’on m’avait confié pour les faire paître. C’était un pré de calle[4] entouré de bois. Il avait une quarantaine de mètres de large mais une grande longueur : il descendait en pente douce en s’élargissant pour arriver au bord de la voie ferrée Lyon-Montbrison qui longeait la route de Bellegarde au niveau du lieu-dit «Les Pierres Blanches». A huit ans je n’avais évidemment pas de montre et le matin je devais remonter lorsque le train sifflait en passant vers 11h 15; si c’était l’après-midi mes parents utilisaient la corne, une vraie bien entendu, pour me prévenir. Il doit bien y avoir une centaine de mètres de dénivelé entre la Mornandière et l’endroit le plus bas de ce pré.
A cette époque chaque animal représentait une petite fortune et on en prenait grand soin. Pour que les vaches soient plus belles, on laissait pousser très long les crins de leurs queues. Cela demandait par contre de l’entretien et mon travail, entre autre, était de les laver chaque matin. Je trempais ainsi leur queue dans un seau d’eau, la lavais proprement et la séchais en la tapant plusieurs fois sur un bâton. Quand je remontais de « Jabolet » (c’est ainsi que l’on appelait ce pré) à l’endroit le plus pentu, les vaches s’arrêtaient pour reprendre leur souffle et souvent je prenais leur queue pour monter sans me fatiguer en me faisant tirer. Un jour deux d’entre elles s’étaient arrêtées à côté : je me mis à jouer avec leur queue et inconsciemment je les nouais ensemble. Tout se passa bien jusqu’à la «péchure»[5], la mare où elles s’arrêtaient pour boire, au bar elles commencent à se disputer la place, puis la situation s’envenime : chacune des 2 vaches ainsi attachées part de son côté. Le nœud tient bon à mon grand désarroi. Finalement la vache à la queue la plus solide rentre à «l’écurie» avec 2 queues, l’autre sans la sienne, mais toute ensanglantée. Je dois dire que je n’étais ni fier ni pressé de rentrer à la maison, J’ai pris une engueulade dont je m’en souviens encore mais sans coups car notre père ne nous battait jamais : c’était un très brave homme.
L’ennui c’est qu’il a fallu soigner cette bête qui n’a pu donner de lait pendant plusieurs semaines. Ces vaches n’en avaient déjà pas beaucoup du fait de cette longue marche en côte, je fus vraiment honteux de cette histoire. Ce n’est pas la seule bêtise que j’ai fait étant gamin. J’avais alors 9 ans : mon père utilisait le purin pour fertiliser son jardin. Un jour qu’il était occupé à ce travail, il avait soulevé la lourde trappe en béton de la fosse pour y puiser cet engrais gratuit. Passant par là et transformant aussitôt l’endroit en terrain de jeu, je me balançais au-dessus de la fosse ouverte, suspendu à une bride qui servait à fixer la pompe à main quand on voulait épandre avec le tonneau. C’était très amusant mais bientôt j’en ai eu assez de me balancer et me retrouvant au-dessus de la fosse mes pieds ne purent en retrouver le bord. Il me fallut plonger dans ce liquide épais et puant. Par chance, la fosse étant pleine, je pus m’agripper au rebord, le purin très dense empêchant que ma tête ne soit submergée.
J’appelais mon père qui était dans le jardin à une trentaine de mètres. Il mit un certain avant d’entendre ma petite voix et venir me tirer de ce bain nauséabond. Il m’emmena sur une petite murette à l’entrée de la cuisine où il y avait un robinet. Ma mère me déshabilla et je reçus un flot d’eau froide, sans me plaindre bien entendu. Heureux de m’avoir sorti vivant de cette fosse, mes parents ne me sermonèrent pas trop, se sentant sans doute un peu fautifs.
L’eau qui arrivait à ce robinet venait d’une pompe qui aspirait à tour de rôle dans l’un des deux puits que nous avions à la ferme. Cette installation était récente, car auparavant nous puisions l’eau avec un seau. L’eau de ville n’est arrivée à la Mornandière que vers 1951.
[1] Cabelot : petit escabeau, petit tabouret à trois pieds pour traire
[2] Le terme kaput, qui porte une forte connotation en provenance de l’Allemagne nazie, signifie qu’une chose est totalement réduite à néant, sans espoir de pouvoir un jour la restaurer ou la réhabiliter.
[3] Charrière : route, chemin par où peut passer un chariot, une charrette
[4] Calle : terrain herbeux plus ou moins marécageux
[5] Péchure : Boutasse, mare ou serve servant de point d’eau.