caledonien

A bord du « Calédonien », le 22 juillet 1888

Petite Amie bien aimée,

Je regrette vivement de m’avoir pu t’écrire plus tôt, j’aurais eu des détails bien intéressants à te donner, du moins je sais que tu aurais eu beaucoup d’intérêt à les lire, mais cela m’a été impossible ; du reste j’espère bien que Mathieu [1] ou d’autres vous auront donné de mes nouvelles ; il m’est impossible d’écrire à mes Supérieurs, aux soins du Noviciat, à toute la famille dispersée comme elle l’est [2], il m’est impossible dis-je d’être à recommencer à donner les mêmes détails à chacun ; je vais rapidement passer sur chaque chose, car il y a beaucoup de roulis et l’on a beaucoup de peine à écrire.

Tu sais sans doute que tout s’est bien passé à Marseille, nous sommes parties de Lyon le mardi soir avec Sa Grandeur Mgr Vidal [3] , élu en ; pour nous embarquer le temps était magnifique, la mer d’un calme qui n’est pas ordinaire, une gâterie du bon Dieu.  A 5 h, le bateau [4] lève l’ancre, je sentais bien que mon cœur battait bien fort mais que j’étais heureuse.

Jusqu’à Port-Saïd [5] aucun incident excepté Sr. Thérèse qui eut un tant soit peu le mal de mer ; nous descendîmes à terre à Port-Saïd, quel triste pays, partout on ne voit que des gens à demi-nu qui font pitié à voir ; visite aux religieuses du Bon Pasteur qui ont des écoles assez vastes et très bien tenues ; visite aux R.P. Capucins qui desservent cette ville et enfin nous revînmes à bord du Calédonien.

On se mit en route ; bientôt nous fûmes encore entre ciel et eau et nous arrivâmes à Aden [6] sans presque nous apercevoir que nous étions en mer ; nous avions la Ste Messe tous les jours, la Ste Communion à nos jours ordinaires ; pendant la journée nous ne cessions de travailler, ce qui nous permettait de croire que nous étions encore à terre ; arrivé à Aden, nous descendîmes de nouveau, c’était encore plus triste qu’à Port-Saïd, si toutefois cela peut être, une bande de pauvres enfants noirs bien entendu tout nus étaient autour de notre bateau dans l’eau, ils attendaient qu’on leur jette quelque chose et ils allaient le chercher jusqu’au fond de la mer. Nous allâmes voir les citernes de Salomon [7], vous devez vous rappeler des détails que donnait Stéphane, ainsi je ne recommencerai pas ; tout ce que je peux vous dire c’est que c’est un pays tellement aride qu’on ne voit pas un brin d’herbe, ni verdure, rien que des montagnes de rochers, de sable, c’est affreux ; ah ma chère amie quand on voit des choses pareilles : que l’on s’estime heureux et que l’on remercie le bon Dieu avec ferveur de nous avoir fait naître dans un pays chrétien.

Nous avons bien souffert de la chaleur dans la mer rouge, mais c’était encore supportable, on est si bien soigné à bord, il y a tant de précautions prises que malgré les petites souffrances que l’on peut ressentir on se trouve heureux. La chaleur a été cause que j’ai des saignements de nez assez abondants, la 1° fois que cela m’est arrivé, j’ai effrayé un peu tout le monde car j’ai été prise à table alors que je n’ai pas pu le cacher ; et comme on est tout à fait en famille à bord, on connait à peu près tout le monde, chacun s’empressait autour de moi. Mr le docteur a été là tout de suite, Mgr est arrivé, tout le monde avait été bientôt prévenu ; cela est complètement passé et je suis tout aussi qu’à terre si ce n’est mieux ; seulement depuis Aden la mer n’a pas été aussi sage, nous avons eu beaucoup de tangage ce qui donne le mal de mer ; pendant  3 jours le vilain ne m’a pas quitté, impossible de garder une miette de nourriture, on venait de manger crac il fallait aller à la cuvette, on ne voyait que des gens donner leur diner aux poissons, mais c’est un mal qu’on ne plaint pas, on est toujours porté à rire de celui qui est atteint et puis bientôt on paie à son tour, je n’ai pas bien à me plaindre de ce côté-là.

Nous sommes 22 religieux et religieuses dont 2 évêques, des Pères [8], des frères [9] et des sœurs, il y a 4 sœurs de N.D. du Sacré-Cœur d’Issoudun. Nous étions toutes 6 dans la même cabine mais Mr le Commandant qui est pour nous d’une bonté excessive nous a dédoublé quand il est descendu des passagers, maintenant nous avons une cabine à nous deux avec Sr M. Thérèse.

Arrivé aux Seychelles nous étions bien contents, là on voyait partout de la verdure, des champs de cocotiers, de bananiers, de toutes sortes de fruits, c’est un pays charmant, après la désolation et l’aridité que l’on vient de rencontrer, comme on est heureux de voir ces arbres couverts de fruits et de fleurs et cependant c’est l’hiver, comme on est content d’entrer dans une église où repose le St Sacrement ! J’ai admiré la propreté des Eglises, les habitants saluent les prêtres et les sœurs, là on sent que c’est un pays chrétien, on nous conduisit chez les sœurs de Saint Joseph de Cluny qui nous accueillirent fraternellement. Nos frères étaient bien contents de trouver là une maison de frères maristes. Nous passâmes la journée avec les sœurs qui nous promenèrent un peu, nous ne nous lassions pas d’admirer ; elles nous firent diner, gouter tous les fruits du pays ce qui était bien intéressant parce que nous ne savions pas comment nous y prendre pour les manger. Enfin l’heure arriva où il fallut retourner au bord de la mer car Mgr nous avait dit d’y être à 4 h. Les sœurs virent nous accompagner jusque-là. Mgr. de la ville accompagnait nos Evêques, les frères, leurs frères, nous étions toute une caravane, nous montâmes dans la petite barque qui devait nous conduire à bord de notre Cher Calédonien ; la mer était bien mauvaise et on était obligé de faire des contours pour éviter certains passages qui ne sont guère bons parait-il, enfin nous étions tous bien contents de notre journée mais on ne savait pas trop qu’en dire quand on se sentait balancé sur cette petite barque ; pour moi je n’avais pas peur, je me disais, dans tous les cas si nous mourrons, ce ne sera pas sans absolution, voilà ce qui me consolait.

Le Calédonien se remit en marche sans incidents jusqu’à Bourbon [10]. Ah là, c’est encore une autre paire de manches, nous ne devions pas descendre parce qu’en général la mer est très mauvaise, mais quand Sa Grandeur vit qu’elle était si calme, elle nous a dit que nous descendrions à terre. Oh quel beau pays, une végétation splendide, des palmiers magnifiques, les plantes les plus rares en France poussant en plein air sans même être cultivé. Nous avions fait connaissance à bord avec une famille de Bourbon qui nous avait invité avec beaucoup d’instances à aller les voir, j’ai demandé la permission à Mgr. qui nous a permis. Cette famille tient un grand magasin de toutes sortes de choses, ils nous ont remplis nos poches de petits objets qui peuvent être utiles en mission. Nous sommes encore descendues chez les sœurs de St. Joseph de Cluny, même accueil partout.

Le bateau repart à 8 h. du soir et nous devions être à Maurice [11] le lendemain matin, c’était mardi dernier. Nous sommes encore descendus,  visite à la cure, à l’évêché tous ensemble, après cela il nous fallait trouver un logis parce qu’il est à peu près impossible de passer la nuit à bord à cause du travail qui devait durer toute la nuit : on devait prendre du charbon pour jusqu’à Adélaïde [12] et il y a une poussière insupportable. A Maurice, il y a plusieurs Congrégations de religieuses, nous avons trouvé l’hospitalité chez les Marie Réparatrice [13], elles sont cloîtrées, elles nous ont très bien reçues. Elles tiennent un orphelinat bien intéressant.

Et maintenant chère Petite nous sommes en pleine mer et nous y serons encore pendant 13 ou 14 jours, on ne s’ennuie pas du tout à bord. Nous avons trouvé en Mgr. un vrai père, les pères maristes sont très bons et très dévoués, quand nous ne sommes pas trop fatiguées, nous travaillons mais on ne peut rien faire de bien sérieux. Depuis Bourbon nous sommes bien plus à l’aise, nous ne sommes que religieux et religieuses en seconde à part 6 messieurs. Tout le monde est on ne peut plus convenable, le matin on se dit bonjour, on demande comment on va, quand on se rencontre, on se dit un petit mot, enfin tout le monde est charmant. Mr. le Commandant nous gâte, il nous envoie des gâteaux de temps en temps ou bien ou bien autre chose qu’il sait nous être agréable, je ne sais pas qui va lui dire les choses mais il sait toujours ce qui se passe : tout à l’heure j’étais sur le pont assise sur un banc avec une des soeurs de S. Cœur parce que Sr. Thérèse écrivait, il s’est approché et il nous a dit : j’ai appris que vous étiez allé dormir dans votre cabine, donc vous n’avez pas pu prendre de bouillon à 1 h. Eh bien je vais vous en envoyer un à 9 h. et tous les jours quand il s’aperçoit de quelque chose, c’est comme cela, il se plaint de nous parce que nous ne demandons pas ce dont nous avons besoin, dit-il.

Adieu pour aujourd’hui chère petite Amie, je vais laisser ma lettre jusqu’à la veille où nous arriverons à Adélaïde. D’après tous ces détails, tu vois combien le bon Dieu nous a gâté. C’est la dernière fois que les paquebots de messageries maritimes y stoppe. Désormais ils ne s’arrêteront pas avant Sidney, je crois, ce qui sera bien long sans descendre à terre.

Chère petite amie, nous arrivons demain à Adélaïde. Pour ne pas retarder ma lettre, je vais bien vite la terminer, ma santé est aussi bonne que possible, nous sommes les gâtées de tout le monde à bord, on a toujours peur que nous nous fatiguions quand nous travaillons.  Mgr. est un vrai père pour nous et nous sommes très à l’aise avec Sa Grandeur, les Pères sont bons pour nous. Mr. le Commandant est d’une amabilité étonnante, il aime beaucoup les religieuses parce qu’il a été très malade et ce sont les sœurs de St. Joseph de Cluny qui l’ont soigné, et il nous dit que toutes les religieuses n’importe de quel ordre seront soignées particulièrement tant que Mr. de Maubeuge [14] sera Commandant du Calédonien parce que c’est à elles qu’il doit la vie. Hier nous nous sommes amusées à parler dans le téléphone ce qui est bien intéressant.

Adieu, chère petite Amie, prie pour ta petite amie qui t’aime bien malgré la distance. Embrasse papa et maman Gayot ainsi que ma chère Louise. Bonjour autour de vous. Soyez toujours heureux et contents. Mes respects à Mr. le Curé

Ta petite amie affectionnée

Sr. M. Elisabeth, T.O de Marie.

itiné

Sœur Marie Elisabeth arrivera à Suva, la capitale des îles Fidji, située sur l’île principale Viti Levu le 26 août 1888 par un petit vapeur : le Tenterden, après un voyage de plus de 20.000 kilomètres qui avait été poursuivi, après Adélaïde,  par Sidney atteint fin juillet puis Nouméa en Nouvelle-Calédonie début aout où elle aura pu rencontrer son frère Stéphane, curé sur l’île, alors à Bourail.

[1] C’est le frère de Sœur Marie Elisabeth.
[2] Son frère Henri est professeur à Valbenoite, son frère Stéphane est en Nouvelle-Calédonie notamment.
[3] Monseigneur Julien Vidal, né en Aveyron. Père de la Société de Marie : le 1° évêque des  îles Fidji nommé en 1887 lors de son retour en France après 10 ans de mission fructueuse sur les îles Samoa.
[4] Le bateau a quitté Marseille le 27 juin 1888.
[5] Le canal de Suez percé par Ferdinand de Lesseps  pour rentrer en Mer Rouge est ouvert depuis 1869.
[6] Aden est alors une ville d’environ 30.000 habitants. Son port se trouve à peu près à égale distance du Canal de Suez, de Bombay  et de Zanzibar, toutes régions dont cette ville alors sous influence britannique.
[7] Un monument d’Aden : ces citernes d’eau de pluie  se trouvent à Attawila au Jebel Shamsan.  Elles assuraient la consommation d’eau propre de la ville dès le Moyen-Age. Elles permettaient aussi, avec leurs 3000 m3 de contenance, la régulation des eaux de pluie dans cette zone d’orages violents.
[8] Parmi les pères maristes se trouvait Emmanuel Rougier, né vers Paulhaguet en Haute-Loire, devenu plus tard milliardaire après avoir été exclu de la Société de Marie. On peut lire son histoire en suivant ce lien . Soeur Marie Elisabeth parle de ce père Mariste dans un courrier de juin 1903 où il a fait venir son père de France pour travailler à la construction de la cathédrale à Suva. On y apprend aussi que les missions catholiques sont malmenées par les méthodistes déjà implantés sur les îles. Ce sont ceux qu’elle désigne par les wesleyens
[9] On peut compléter son information sur ce voyage par ce lien
[10] L’île Bourbon est l’île de La Réunion aujourd’hui.
[11] Le bateau s’arrête à Port-Louis.
[12] Port de l’Australie méridionale.
[13] La Société de Marie-Réparatrice créée en 1855 par  Emilie d’Oultremont connaît une expansion immédiate et rapide. Paris 1857, Trichy (Inde du Sud) 1859, Toulouse 1860, Tournai et Londres en 1863. Liège en 1866. Suit bientôt une seconde fondation missionnaire, cette fois dans l’île Maurice, à Port-Louis en 1866.
[14] Henri-Gustave  Lavelaine de Maubeuge (1843/+1900 – Ecole Navale promotion 1860) était lieutenant de vaisseau en 1871, sur le croiseur La Clochetterie en 1881 et hors cadre, détaché en congé sans solde à la Compagnie des Messageries Maritimes en 1882.