Jusqu’à la mobilisation.

Nous allions à l’école des Frères à Chazelles. Elle était à 3,5 kilomètres que nous  faisions régulièrement à pied sauf les jours de marché où mon père attelait la charrette et nous étions heureux d’éviter la marche. Nous portions des galoches[1] en cuir et bois dessous, un bois qui s’usait très vite. Alors notre père clouait une plaque de cuir qu’il faisait tenir avec des «mouchettes», sorte de pointe à 4 piques et à tête plate d’un centimètre-carré qui était résistantes à l’usure mais avaient l’inconvénient de faire du bruit sur la route et dans les classes. Celui, le plus grave pour nous gamins, était de dégrader les «coulures», des glissades dans la cour de l’école : les gamins de la ville nous incendiaient ; «Paysan, monte pas la-dessus tu rayes», c’était très humiliant.

Il faut dire que l’école libre avait presque tous les enfants de la campagne, la bourgeoisie, les commerçants et les artisans tandis qu’à l’école laïque c’étaient plutôt des fils d’ouvriers et de chapeliers pour la plupart. De la guerre, il restait aussi pour certains une forme d’animosité envers le monde rural qu’il considérait comme privilégié parce qu’il avait toujours pu manger à sa faim et pour quelques-uns peut-être profiter de cette situation, ce qui  n’est pas le cas pour mes parents ni les voisins , que j’ai vu d’ailleurs aussi pauvres après que pendant. Ce dont je me souviens toutefois, ce sont les nombreux amis que se sont fait mes parents en les approvisionnant en beurre fromage etc… personnes qui le sont restées longtemps après : le dimanche matin, après la messe,  ma mère et moi avec on continuait  à leur apporter ce dont ils avaient besoin.

A l’école je n’étais pas le premier mais toujours dans le premier tiers et des «tours de cour[2]» je n’en ai pas  fait beaucoup. Pas très bileux, et je dois dire aussi pas encouragé par mes parents ( ils avaient déjà envoyé mon frère ainé en pension et mon frère cadet à l’école cléricale de Saint-Martin-en-Haut, études qui ne coûtaient pas cher), je ne devais donc pas continuer après le certificat que mes parents considéraient comme suffisant pour faire un paysan.  Du coup, je n’ai pas appris les quelques bases d’anglais que j’aurais pu avoir et à quatorze ans j’arrêtais l’école, tout heureux de prendre un pantalon pour faire l’homme.

 Je ne m’étendrai pas sur l’erreur que j’ai faite ce jour-là en ne continuant pas. Mais elle tombait à pic pour mon père qui, victime d’un épanchement de synovie mal soigné à un genou, dut se faire opérer le genou en partie «pourri». Le chirurgien enleva toute l’articulation, coupa toutes les parties abîmées et souda le tibia au fémur[3], ce qui cloua mon pére au lit pour 6 mois, le rendit boiteux avec un membre inférieur de 4cm plus court que l’autre, évidemment raide et très handicapant au début. Mais au moins il ne souffrait plus et le membre était sauvé. Tout cela tombait en pleine fenaison suivie des moissons. J’étais donc le bienvenu à la ferme.

A 52 ans mon père passa son permis de conduire à l’auto-école Girard puis acheta une vieille Rosalie au même Girard  qui faisait aussi le mécano. Le dimanche, nous montions  tous en voiture pour aller à la messe. Il fallait s’arrêter parfois pour mettre de l’eau dans le radiateur qui fumait mais nous étions heureux et fiers malgré tout. Après pas mal d’ennuis mécaniques, il la changea pour une « Deux chevaux » camionnette qu’il dut faire aménager après son opération du genou, sa jambe raide ne lui permettant pas d’atteindre les pédales.

Pour bénéficier des allocations familiales, créées depuis peu, on devait continuer l’école jusqu’à 17 ans. En guise d’école, chaque samedi  l’abbé Dumas nous faisait une heure d’enseignement général ensuite on passait une heure avec le charron Grégoire, une autre heure avec le menuisier Brossat et enfin encore une heure d’enseignement agricole avec P. Fayolle de Maringes, tous des professionnels. Je n’ai pas retenu grand chose de cette formation : comme il n’y avait pas de discipline et pas d’examen au bout, on pensait plutôt à s’amuser !

 En 1954 il y eut un changement important dans la famille. Le «père» Chanavat de Belle-Croix, dit «Le Marquis», qui s’occupait des 4 fermes Odin proposa à mon père et à mon frère aîné, âgé de 18 ans, la ferme de «Côte-Chaude» qui se libérait.  Mon père accepta bien entendu et le changement fut programmé pour la Toussaint 1955. En attendant, mon père étant rétabli, je me retrouvais en surnombre : on m’envoya donc travailler à Belle-Croix deux jours par semaine. Ce n’était pas le bagne : le plus dur,  bien que l’on habitait à quatre cents mètres, c’était de devoir coucher sur place et surtout dans le lit de la maîtresse de maison que j’avais vu morte deux semaines avant et pour laquelle j’avais dû porter la croix[4], comme cela était coutume à l’époque. Je n’ai pas beaucoup dormi la première nuit. J’étais réveillé à 5 heures 30 par une tante, la sœur de la maîtresse décédée, célibataire : ce n’était pas «Folcoche[5]» bien qu’elle ressemblait à Alice Saprich,  Vers 6h elle m’apportait le café à l’étable et vers 8h je rentrais à la ferme pour le petit déjeuner : soupe, café au lait sucré à la saccharine (des restes de la guerre), lard cuit, chaud, épais et rance qu’il m’était impossible d’avaler (à la maison on ne nous obligeait pas à en manger). Après ce repas le «père» Benoit m’emmenait sur mon lieu de travail qui consistait parfois à couper des fougères ou des ronces  qui envahissaient certaines prairies. L’après-midi, j’aidais à l’arrachage des topinambours ou des raves pour l’alimentation du bétail, le soir, à la grange,  je tirais du foin du fenil[6] avec un bois muni d’un crochet afin que les vaches mangent un foin bien aéré et sans poussière. A temps complet il y avait le maitre-valet qui logeait à l’extérieur de l’enceinte dans un appartement construit à cette intention, hors de la vue des gens qui arrivaient, puis un réfugié de la guerre d’Espagne qui se plaignait à moi, sans arrêt, de la nourriture. L’étable était remplie par 22 vaches ce qui en faisait la ferme la plus importante de Chazelles : ce qu’elle reste encore aujourd’hui.

A la Toussaint 54, il y eut encore un gros changement dans ma famille avec le déménagement à Côte-Chaude, une situation nouvelle bien triste pour moi. Le Râcle, hameau vivant avec tous ses voisins, sa situation géographique où je voyais le soleil se  coucher entre février et juin, la vue des  monts  du Pilat à ceux de la Madeleine.  Mon nouvel horizon se limitait à la forêt à quelques centaine de mètres et le bâtiment d’habitation était ancien et moins bien aménagé qu’au Râcle : le propriétaire Odin ne voulant pas payer de travaux.  Il ne me restait ici que la solitude et le travail.

Ce travail, il ne manquait pas ! De propriétaire d’une petite ferme, mon père devenait fermier d’une  exploitation de 30 hectares ajoutés à la douzaine que nous avions déjà : tout changeait. Il fallait augmenter le cheptel, prendre des bœufs et un cheval de trait plus puissants.

De tels changements d’exploitation se faisaient toujours à la Toussaint car le fermier qui partait semait le grain en octobre et récoltait le blé semé par le prédécesseur de sa nouvelle exploitation. La grange devait aussi être remplie de la fenaison de l’année. Tout cela se passait toujours sans tricherie. Pour le reste, il y avait des arrangements : s’il y avait un terrain libre en octobre, le nouveau pouvait par exemple venir y semer des graines de rave ou chou pour nourrir les animaux en hiver.

Le premier hiver se passa normalement comme le printemps où, après la charrue, j’ai dû me familiariser avec le Brabant[7] que mon pére avait acquis l’année précédente : c’était beaucoup moins fatigant, il suffisait de bien régler largeur et profondeur du sillon au départ et de suivre les bœufs jusqu’au bout de la raie, tourner le versoir et repartir dans l’autre sens. Le domaine avait une légère pente qui ne nuisait pas au travail. Par contre, de temps en temps, les bœufs s’arrêtaient car le Brabant avait accroché une roche : il fallait alors soulever le versoir pour pouvoir repartir. Les premières récoltes furent assez maigres car, sachant qu’il allait partir, l’ancien fermier avait «oublié» de fumer.  De plus le domaine était entouré de bois et les épis de blé étaient mangés par les lapins sur une dizaine de mètres tout autour. A la fin de chaque carré de blé moissonné des nuées de garennes se sauvaient en direction de la forêt en abandonnant leur nichée que nous détruisions sans pitié et quand nous pouvions attraper les parents nous les mangions évidemment. La myxomatose n’est arrivée en France que vers 1957 : heureusement pour nos plantations !

 En 1956, mon frère ainé fût appelé sous les drapeaux et partit directement en Algérie, la guerre ayant commencé depuis18 mois.

Pour faire face au surcroit de travail, mon père s’entendit avec un voisin qui avait un cheval puissant : pour les moissons  avec la lieuse, le cheval devant les bœufs n’était pas un luxe. Malgré ce renfort équin, les labours s’avéraient trop longs et mon pére décida de faire un grand pas en s’équipant d’un tracteur, c’était un Mac Cormick type « Farmall » et ses 22cv ne suffisaient pas lorsque les socs rentraient dans la roche que l’on ne voyait pas, souvent à quelques centimètres cm sous la terre. Cette roche n’était pas très dure et le plus souvent elle s’arrachait, surtout quand on la prenait du bon côté (elle est, du moins dans notre région, toujours penchée vers le nord) : alors les socs glissaient dessus. Ce nouveau labourage eut plusieurs effets. Dans un premier temps, il y eut beaucoup de frais d’usure des pics qui rentraient dans le sol ainsi que des versoirs, mon père trouvant cela ruineux, et aussi, après les labours, il fallait enlever toutes les pierres qu’on utilisait alors pour l’entretien des chemins. Mais au bout de qq années le terrain miné devint beaucoup moins vulnérable au temps secs, les plantes ayant davantage de terre et d’eau pour se nourrir.

Cette ferme, assez pauvre au départ, mais avec les nouveaux moyens de culture, l’engrais et surtout la disparition du lapin, devint une ferme très rentable.

En 1958, ce fût le retour de mon frére de l’armée. Un peu en surnombre avec le tracteur que je maitrisais parfaitement (je dois avouer que, sur le tracteur, c’était le seul moment que j’aimais du métier de paysan) je dus aller faire des travaux de labour ou de fauchage chez des voisins, mais comme cela ne me suffisait pas j’ai du aussi aller faire des journées d’aide chez d’autres cultivateurs, tout cela en attendant mon propre départ pour l’Algérie, prévu pour début 1959, trois semaines après avoir fêter mes vingt ans

 Je terminais ainsi ma carrière dans le monde agricole en partant au service militaire.

 

[1] Galoche : chaussure à dessus de cuir et semelle de bois qui se porte par-dessus des chaussons ou des souliers pour les protéger.
[2] Tour de cour : punition rituelle à l’école en cas d’indiscipline
[3] Arthrodèse ; intervention consistant à rapprocher des pièces osseuses d’une articulation comme extremité fémonale et tibiale sans interposition de tissu notamment cartilagineux pour provoquer une soudure de celles-ci et entrainer la disparition des douleurs articulaires liées au mouvement aux dépens d’une raideur résiduelle
[4] Porter la croix : un enfant issu de l’entourage direct du mort tenait la croix, précédant le corbillard pendant toute la durée de la procession funéraire.
[5] Folcoche : personnage de «Vipère au poing» dans un roman d’Hervé Bazin (1948).
[6] Fenil : le lieu où l’on serre les fourrages et où l’on conserve le foin
[7] Brabant : la charrue brabant était destinée au labour à plat. Elle était équipée de deux séries de pièces aratoires, l’une pour verser vers la droite, l’autre pour verser vers la gauche. Ces versoirs s’utilisaient alternativement grâce à un mouvement de bascule que le laboureur actionnait à chaque demi-tour au bout du champ.