Décidément je vais continuer à m’occuper de patrimoine et d’histoire.
Mais ce sera de plus en plus pour des petites histoires concernant Chazelles parce que, si elles demandent (on ne s’en doute pas !) beaucoup de temps et de travail, elles apportent leurs lots de joies intenses et celui d’espoir dans l’homme toujours très inventif lorsqu’il s’agit de solidarité.
Celle que nous allons vous présenter serait digne d’un conte de fée si nous n’avions pas retrouvé certains de ses principaux acteurs toujours aussi heureux de vivre. Ils sont là aujourd’hui avec des souvenirs de ces moments et pour chacun : particuliers, mais unanimement prêts à vous crier très fort que, tout cela étant bien naturel, ils sont prêts à recommencer.
Reste un problème de dates dans le récit à venir car il est difficile d’en placer le début et la fin. Cela semblerait avoir duré 3 ans. Nous savons qu’Antoine Russier a 13 ans quand cette formidable aventure commence. On est donc en 1949 puisqu’il est né en 1936. Christian Penot arrive à Chazelles en 1950 et en a fait deux : elle s’arrête donc en 1951 année où Albert Chevron avait déjà commencé à travailler (il nous dit même que l’affaire aurait plutôt commencé en 1948) . En plus, une des dernières coupures de journaux sans dates que nous a donné Antoine et relatant la plupart de ces exploits date de 1951 : on y convoque les classes en 2 pour la préparation de la manifestation de l’an prochain dans un entrefilet visible au dos.
Ainsi ces éléments journalistiques heureusement conservés et soigneusement découpés au fil des années, généralement écrits dans le quotidien départemental « L’Espoir », permettent presque de refaire la chronologie¹. Alors : s’il y avait la moindre erreur, que les acteurs de cette belle page de l’histoire de Chazelles, m’excusent : je n’avais alors personnellement que 5 ans. Si j’ai des souvenirs très précis comme spectateur (la famille vivait sur la cour du château et sur la rue des Chevaliers de Malte), ils sont aussi très limités et sans repères dans le temps. Nous étions souvent, frères et sœurs, durant ces périodes d’été dans les colonies de vacances (Saint-Just en Chevalet/Saint Didier la Séauve) ou à Bandol (nous avions un père natif de Le Beausset 83330).
Et finalement peu importe quand on lit cette histoire puisqu’elle n’a d’intérêt que moral comme un conte ou une fable. Le nombre des années et leur date exacte n’a alors que peu d’intérêt sinon celui de fixer une époque.
Nous mettons donc le début le plus probable en 1949 dans la cour du Château, un haut-lieu de l’histoire médiévale de Chazelles, un quartier de la ville mais aussi une petite “république autonome” qui gère son territoire avec un “gouvernement” (Mrs Russier, Mirabeau, Gouttenoire…) à quelques pas du pouvoir officiel situé à la Mairie (il suffit d’emprunter la petite rue des Chevaliers de Malte pour y accéder). Ici tout le monde se connait. L’endroit est plein de “pères” : il y a les pères plus haut cités mais aussi le père Martin, le père Signoux,… et le café Mirabeau². Il y a bien sûr des “mères”, épouses des précédents mais aussi la mère Zambetti, la mère Gros, la mère Tricaud, la mère Coste,… Il y a bien sûr tous ces «mamis»³ qui forment une bande de copains avec les filles, comme dans d’autres quartiers de la ville qui sont autant de “Républiques”.
Le corps du château est depuis longtemps transformé en habitations multiples occupées par de nombreuses familles. La rue Bonnet qui fourmille de petites maisons où habitent les Chevron, les Beyron, les Cherbut, les Vétard…renforce la densité de la population. Et puis il y a la “grande maison” construite il y a une quinzaine d’années à la place d’une des tours du château. Tout cela génère une importante colonie infantile qui, tels ces enfants de Montmartre se réunissant à La Butte, se retrouve tous les jours dans La Cour du Château.
Ce petit monde peut presque vivre en autarcie : on trouve de tout à quelques pas de distance : pain, viande, boissons, épicerie ou poisson… À la fin de la journée, après l’école et le travail, tout ce monde vient dans l’ endroit quand les jours sont beaux : les parents sont assis sur des bancs et parlent du Président Auriol mais aussi de Georges Bidault, d’Antoine Pinay ou de Claudius Petit, les vedettes politiques ligériennes du moment, les filles jouent à la “marelle” tracée à la craie ou avec un morceau de vieux plâtre sur le sol “pour monter au ciel” et les garçons jouent au ballon déclenchant régulièrement des ouvertures intempestives de fenêtres quand la sphère ludique «s’envoie en l’air» et se transforme en projectile à carreaux : on voit alors sortir des têtes à “c’est pas fini ?” qui telles des marionnettes ne sont pas aussitôt sorties qu’elles ont disparu. Une chance : le vitrier n’est pas loin sur la rue de Lyon! Il y a le docteur à l’angle de la rue des Chevaliers de Malte qui râle quand il y a trop de bruit : le stéthoscope en bois de l’époque a un faible rendement dans l’amplification acoustique et le brouhaha des jeux gène l’auscultation !
Cette année-là, l’idée vient aux mamis de prendre en main une république gérée par des grands qui, un peu désabusés, parlent égoïstement d’un quotidien difficile. Ils créent une association en forme de “comité de salut public” pour redresser l’ambiance. Le C.C.C. nait. C’est le Club de la Cour du Château avec un président : Tonio (Antoine Russier) 13 ans, un secrétaire : La Roulette (Maurice Hospital) 13 ans et de nombreux sociétaires tous mamis sans prénom, ou sinon un surnom comme chez les grands : les frères Odin, Cherbut, Ravachol, Chevron, Bouteille, Tricaud, Moréno et Bernard, quelques filles comme Marinette, Claude…
La première urgence va être de créer une caisse de prévoyance à partir de quelques “sous” tirés de séances de Cirque, de Guignol, de matchs de foot… C’est de «l’atavisme» chez le Farlot. En effet, à Chazelles, on est dans le creuset de ces organismes de soutien aux accidentés de la vie. Caisse des chapeliers, caisse des salariés, caisse des paysans, mutuelles, ont vu très tôt le jour dans cette ville bien avant qu’elles ne prennent un caractère national. Celle des enfants servira à payer, si nécessaire, les carreaux cassés lors des matchs de foot ! On est responsable.
Et puis c’est le grand saut. Voilà notre petit club, milliardaire en idée, qui se met à organiser des spectacles de cirque à grande échelle agrémentés de loteries préalablement annoncés par une publicité sonore grâce à un char à bras et un cornet de phonographe circulant dans tous les quartiers, avec des annonces par affiches imprimées par Jean Beyron, imprimeur, habitant de la rue Bonnet et placardées dans les commerces et bars. La première représentation durera 3 heures entrainant l’enthousiasme de spectateurs assis sur des bancs placés dans la cour après avoir payé leur entrée. Une buvette est installée devant le bar Mirabeau. La séance va rapporter 750 francs que cette petite bande de mamis va reverser intégralement…au Foyer des vieux de Chazelles. C’est leur premier exploit !
C’est aussi la gloire puisque dès le lendemain ils ont droit à la une de Chazelles dans journal départemental L’Espoir. Le journaliste de l’époque n’est autre que Robert Signoux (il signe Robin), un gars de la Cour. Mais il faut se rendre à la réalité et la fin de l’été est synonyme de rentrée des classes, situation peu propice aux entrainements pour ces nouveaux intérimaires du spectacle.
L’hiver aidant et telle la fourmi qui a entassé plein d’idées sans en avoir trop usé à la différence de la cigale, le club reprend ses activités anciennes au printemps 1950 avec du sang nouveau dont l’arrivée des Penot. On s’enhardit et on veut faire encore plus grand et plus beau avec l’idée d’un spectacle à décoiffer (même si cela sera dur à réaliser dans la capitale du chapeau) et d’une loterie qui va faire blêmir la “Nationale”. Nos mamis vont sillonner la ville et récupérer de nombreux lots auprès des commerçants qui promettront autant de chanceux dans la loterie payante qu’ils vont organiser. Mais ils préparent aussi un spectacle totalement nouveau autour de nombreux sketches comiques ayant pour acteurs des enfants «entrainés». Il y aura en plus un spectacle nocturne, une grande buvette et l’on montera une scène authentique sur le plateau du camion de la maison Russier, les limonadiers à la Cour.
Les répétitions vont occuper quelques semaines et le jour de fête arrivé et préparé comme l’année précédente avec une campagne de publicité sonore complétée d’affiches apposées à travers la ville offertes par le même imprimeur, nos jeunes acteurs offrent à plus de 100 spectateurs massés plutôt debout qu’assis dans la Cour du Château transformée en salle de spectacle à entrées payantes, un tourbillon de scénettes qui enthousiasment la foule par leur fraicheur, leur tendresse et leur professionnalisme.
La cour avait été occupée dans l’après-midi par une kermesse très animée autour des stands avec pêche à la ligne, fléchettes, jeux de boites, enveloppes-surprises. Le spectacle du soir avait été inauguré par une chanson créée pour l’occasion par Roger Digoin, adjoint au maire et ami de Claudius Chevron, père d’Albert. C’est le C.C.C. juché sur la scène qui a pris les allures d’une chorale et l’a chanté. Ce sont ci-dessous les paroles.
Puis Antoine Russier s’est notamment distingué en Père Noël tandis que Maurice Hospital excellait dans un Onésime, garçon de café, puis tous deux réunis dans un burlesque “Pétrus monte la garde” Ce furent aussi “École pour rire” ou “Les trois pèlerins” qui exhalèrent les talents d’Albert Chevron, Janine Berger, Christian Penot, Roger Odin, Albert Bouteille, Albert Cherbut ou Gabriel Hospital. Il y eut aussi le passage de virtuoses de la musique avec André Marguet à l’accordéon et Christian Penot au violon.
À peine fini ce long spectacle vespéral qu’une fête de nuit était offerte avec un feu d’artifice. C’est tard dans la nuit que se terminera cette manifestation mémorable restée dans la mémoire des nombreux chazellois de cette époque qui peuvent encore témoigner aujourd’hui. Tous les acteurs eurent droit aux ovations des personnalités présentes : le maire, Max Fléchet, des adjoints comme Roger Digoin, le clergé comme l’abbé Dumas et le curé Perrin…
Que se passa-t-il le lendemain ? Cette bande de petits copains ne pouvait pas faire moins que l’année précédente ! Après passage auprès de Max Fléchet, maire, pour des félicitations chaleureuses vérification des comptes, prélèvement d’une petite somme d’argent pour organiser en bande un petit voyage en car à Montrond-les-Bains et approvisionner la caisse de secours , nos enfants qui avaient récolté 14.000 francs soit l’équivalent de 350 euros ont remis cet argent pour moitié aux sœurs alsaciennes garde-malades du Dispensaire et l’autre au Foyer des Vieux.
L’histoire ne s’arrête pas là puisqu’en 1951, l’année suivante, le C.C.C. se réactive et dès les grandes vacances renouvèle l’organisation d’une kermesse qu’ils voudront encore plus belle. Le feu a pris parmi ces enfants qui ont d’ailleurs grandi et s’est communiqué à la population. On se met au travail. Le bureau du C.C.C. est réactivé avec “Tonio” Russier comme président, Albert Chevron : vice-président (il est déjà rentré dans le monde des grands : il travaille), “Roulette” Hospital : secrétaire, Armand Moreno, premier du Canton au certificat d’Études : trésorier, Christian Penot, régisseur. D’autres administrateurs sont nommés par un vote à mains levées : Roger Tricaud, Roger Odin, Jeanine Berger, Suzanne Penot et Albert Cherbut.
Tout le monde se met au travail à la recherche d’attractions inédites, de stands de kermesse rémunérateurs et attractifs. L’été passe à une vitesse folle au milieu des répétitions pour assurer une représentation la plus parfaite possible avec un programme très chargé destiné aux enfants mais aussi aux adultes : les pourvoyeurs de fonds. Car c’est bien eux que nos jeunes ciblent dans l’idée de réaliser une recette encore plus étonnante que celle de l’année précédente.
Finalement ce seront 500 personnes qui viendront assister à ce spectacle. Le résultat sera mémorable et reste un véritable exploit puisque la fête rapportera de quoi acheter une Mobylette aux sœurs garde-malades du Dispensaire qui jusqu’alors réalisaient à pied et par tous les temps leurs interventions à domicile.
Ce cadeau somptueux qui fût offert aux sœurs par Madame Russier, intronisée trésorière, témoigne de l’exceptionnelle réussite de cette dernière fête dans la Cour du Château. Rappelons que la Mobylette Motobécane apparue dans les années 1950 avec un moteur de 49,9 cm₃ est devenue depuis cette époque la référence linguistique de cette catégorie d’engin motorisé avec son diminutif : la “Mob”. Le prix de cette machine était à l’époque de 40.000 anciens francs, l’équivalent de 2.000 euros de nos jours.
Il faut se replacer dans l’ambiance de l’époque pour se rendre compte du cadeau phénoménal que cette petite troupe d’enfants avait offert à ces sœurs soignantes.
Voilà. On arrête là l’histoire extraordinaire du C.C.C. qui a réalisé un superbe parcours au milieu d’adultes accompagnants mais à nouveau péoccupés par les conflits qui se déroulent en d’Indochine, qui se profilent au Maroc et en Algérie. Ces enfants vont se disperser pour affronter à leur tour le monde des grands, du travail et, ils ne le savent pas encore, bientôt celui de la guerre. Ils ont grandi.
Aujourd’hui, les souvenirs se sont estompés, les détails ont en partie disparu, l’énormité de l’évènement a subi l’érosion du temps devenant une petite histoire lointaine. Mais les hommes qui l’ont faite (beaucoup sont toujours là) ont su garder ce superbe esprit de solidarité qui a toujours prévalu chez eux. Des vrais Farlots qu’on a plaisir à rencontrer.
C’est bien un travail de PHIAAC de faire ressurgir ces pages glorieuses de l’histoire de Chazelles pleines de solidarité, de respect, d’humanité venant de la part d’enfants pétris d’ingéniosité, de courage, de persévérance et montrant un esprit de responsabilité surprenant.
¹ Il faut remercier Antoine Russier qui nous a donné toutes ses coupures de journaux dont on a tiré l’idée du texte, les photos et la chronologie.
² Il va rester “mirabeau” pour les siècles à venir? On dit encore Mirabeau aujourd’hui (et ce sera peut-être dans les décennies à venir un synonyme de café dans la langue de Chazelles!) tant il a marqué de son empreinte ce coin de la cour près de la dernière tour visible du château et des murailles restantes (c’est à cette époque que la tour de l’hôpital, un reste des murailles, a disparu)
³ Le mami à Chazelles est un petit garçon. De la même manière, les mots “mère” et “père” comme les surnoms n’ont rien de péjoratif ici: ils font partie du “parler local”. On est même honoré d’être ainsi inclus dans cette grande famille des Farlots.
En attendant que soient réunis quelques protagonistes de l’époque pour nous chanter ensemble leur chanson, voici Albert Chevron en solo qui nous régale. Nous le remercions vivement pour cet exercice vocal qui n’est pas évident à réaliser.
Pour compléter cet article voici un PDF où vous retrouverez des photos d’époque appartenant à Henri Brun qui nous les a proposé. Ces documents sont aussi exceptonnels et rares que l’histoire et son contenu.