J’avais entendu parler de lui, lorsque je le vis pour la première fois. Je l’observai, du regard étonné qu’un enfant de sept ans promène sur les singularités qu’il ne cesse de découvrir. L’homme paraissait relativement âgé : la soixantaine, peut-être. Il était de petite taille, vêtu d’un pantalon sommairement rapiécé et d’une veste de coutil en mauvais état. Un chapeau trop grand l’écrasait ; le bourdalou en avait été arraché, cela se devinait par les bouts de fil qui sortaient du feutre. Pieds nus dans ses galoches éculées, l’homme poussait l’une de ces curieuses brouettes qui permettaient de desservir l’atelier de fabrication du feutre, entre les usines d’Eugène Provot, gros fabricant de chapeaux. 
 
 Manifestement, le Petit Orard avait quelque peine à pousser sa brouette, à chaque fois lourdement chargée. Sur chaque tour de roue, elle faisait entendre un grincement, presque douloureux. A la peine de l’homme s’ajoutait celle du véhicule . Le tandem était solidaire.
 
 Dans les années Trente, ce moyen de transport rudimentaire était fréquemment utilisé. Derrière la roue à bandage de fer, les brancards étaient beaucoup plus longs que ceux d’une brouette de jardinier. Entre les fondements de bois, quelques traverses assuraient, tant bien que mal, le parrallèlisme du support. Une haute ridelle à claire-voie, en arrière de la roue, permettait d’épauler le chargement et consolidait la vétusté de l’ensemble.
 
 On posait sur l’engin une banne rectangulaire, faite de lamelles de bois asiatique émincées et tressées, dans laquelle on mettait les grands cônes de feutre, encore humides, pour les emmener jusqu’à l’atelier de semoussage, avant de les fouler. C’est alors que le Petit Orard s’encordait à la brouette, au moyen d’une lanière de cuir, fixée à chaque brancard et passant derrière son cou. Ainsi, la charge était astucieusement répartie entre les bras et les épaules de l’homme, apparemment trop frêle pour assumer ce travail.
 
 L’attelage se mettait en route, d’un atelier à l’autre, empruntant la voie publique sur quelques dizaines de mètres. Il passait la route de la Gare, puis la rue des Fabriques. Il lui fallait ainsi traverser à deux reprises la saillie des rails du tramway et le grand trottoir pavé de gros cailloux ronds mal ajustés. A l’arrivée, l’homme déposait son chargement et revenait en prendre un autre. Bien qu’il poussât généralement sa brouette sans mot dire, on entendait parfois le Petit Orard exprimer une plainte. De mauvaises langues disaient que ses collègues de travail n’étaient pas gentils à son égard.
 
 Pour avoir travaillé de nombreuses années avec le Petit Orard, certains collègues le connaissaient bon homme, pas méchant, acceptant presque tout et ne répondant pas aux quolibets. Ils avaient également compris qu’il était analphabète. Et quand l’homme venait chercher son salaire, à chaque quinzaine, on le lui donnait en monnaie identique à la précédente, pour éviter un effet de frustration.
 
 Promeneur solitaire, le brave homme s’en allait régulièrement marcher dans la campagne environnante. Pendant longtemps, on n’y porta guère attention. On le savait célibataire, aimant la solitude, n’ayant personne à qui rendre compte de son emploi du temps, prenant, pensait-on, du plaisir à parcourir les bois. Ces jours-là, on supposait qu’il cherchait des champignons ou peut-être à s’approprier quelque maraude.
 
 Je n’ai jamais su où il habitait. Avait-il une famille ? Etait-il seul, dans cette vie où il semblait peiner ? Malgré un travail assuré, il paraissait pauvre. Or, dans ces années-là, les malheureux n’étaient pas toujours respectés, au sein des grandes fabriques locales. De plus, l’alcoolisme, auquel certains ouvriers s’adonnaient, accentuait chez eux le manque de correction et la grossièreté à l’encontre d’honnêtes gens. Il était, d’ailleurs, indispensable de boire pour compenser la déshydratation corporelle dûe à la chaleur ambiante, aux travaux effectués sur des plaques de fonte brûlantes. Certaines activités généraient une soif quasi permanente. Imprudent était alors celui qui se laissait entraîner à la consommation de boissons alcoolisées ; c’était un engrenage d’où l’on ne sortait plus. Combien de jeunes travailleurs, croyant reprendre force et ardeur avec de semblables breuvages², ont ruiné leur santé, sans même s’en rendre compte. Et puis, boire de l’eau, dans ce contexte éprouvant, ne faisait pas “sérieux” ; l’eau, c’était pour les gosses. Un bon ouvrier devait boire du vin. A la longue, certains gros buveurs avaient parfois des comportements irresponsables.
 
 Le Petit Orard n’était pas de ceux-là. Oh, certes, il ne buvait pas seulement de l’eau et, pour faire l’homme, il laissait parfois emplir son verre. Ce n’était pas par goût, mais bien plutôt pour éviter les pénibles moqueries qu’il craignait d’entendre encore.
 
 Un soir, ses collègues de travail l’avaient taquiné sans ménagement. Comprenant la difficulté qu’il aurait à se défendre , face à des gens éméchés et plus forts que lui, le Petit Orard avait fui. Vexés, les autres l’avaient suivi, de loin, sans se montrer, intrigués depuis longtemps par ses allées et venues dans les bois, du côté de la Gare. Ce fut le moment où ils aperçurent le bonhomme glisser sa main dans le creux d’un arbre. Ils en jubilèrent, se cachèrent prestement puis vinrent explorer la cachette quand le Petit Orard eût disparu de leur champ visuel. Ils y trouvèrent le magot, entreposé au fond du trou. Ils s’en emparèrent, ricanant de leur farce.
 
 En remontant sur Chazelles, les compères firent halte au “Café du Beaujolais”, sis à l’angle de la rue Eugène Provot et de la rue des Fabriques. C’était une petite maison basse, au fond d’un minuscule jardin mal entretenu. Des cageots de bouteilles vides accueillaient les clients, mais l’enseigne donnait au bistrot un petit air sérieux. Les nouveaux arrivants avaient l’habitude d’y venir et puis, tout le monde ici se connaissait, ce qui, d’entrée, facilita les confidences. Et l’on put, ce soir-là, entendre plus qu’à l’ordinaire, raconter de grosses blagues et éclater d’énormes rires, aux dépens du Petit Orard.
 
 Dans le milieu chapelier, l’indiscrétion était fréquente, lors des conversations. Ainsi, d’une usine à l’autre, l’affaire se sut très vite. Les appréciations furent mitigées. Certains la trouvèrent comique, d’autres la trouvèrent grotesque. Quelques autres s’apitoyèrent sur le sort du Petit Orard.
 
 A l’usine où il était employé, on vit le petit homme devenir triste et taciturne. Des endurcis le raillaient lorsqu’ils le rencontraient sur le chemin chaotant où l’attelage grinçant conduisait son fardeau. A la traversée du carrefour Saint Roch, où s’agglutinaient des badauds, on l’observait en rigolant. Comment ressentait-il ces moments, lui, dépouillé de son argent et violé dans son secret ? Son chagrin, pourtant contenu, altéra sa santé.
 
 Des jours passèrent. Puis je vis un autre homme, un costaud celui-là, mener la brouette. Elle ne grinçait plus.
 
 Personne ne sut me dire où s’en était allé le Petit Orard.

Jean Chavagneux