Jusqu’aux fenaisons.

Sur les 8 vaches que nous avions, deux étaient utilisées pour les travaux des champs dont une qui n’avait que 3 tétines et que l’on appelait le «taureau». Les autres portaient les noms des marchands vendeurs : la « Laval », la « Gauthier » ou la d’ « en haut », la d’ «en bas».

Avec 3 enfants en bas âge, ma mère ne pouvait plus aider aux travaux des champs et, malgré la petite taille de la ferme, mon père eut rapidement  besoin d’un «valet». Le premier, Françis, c’est celui qui m’avait porté la nuit jusqu’ au hangar éloigné de 500m pour nous protéger de l’éventuel bombardement américain du camp allemand qui était à 200m de la ferme. Ces domestiques étaient presque toujours des enfants des fermes environnantes. Une fois cependant, n’en trouvant pas, il prit un gars de la ville : ce ne fut pas une réussite, je tairai son nom car il a encore de sa famille dans le coin. Il était fainéant : un jour que mon père l’avait envoyé épandre un sac de scorie engrais, il l’avait vidé dans une haie. Lorsque mon père s’en rendit compte il le renvoya aussitôt. C’est le seul avec lequel il eut des problèmes.

 Démarrée très petitement, la ferme familiale grandissait assez rapidement en récupérant des terrains que ma grand-mère louait et en achetant quelques parcelles. Ainsi vers 1949, il fallut acheter une paire de bœufs, ce qui facilita le travail, notamment le labourage. Cette opération était la plus dure pour les animaux attachés à la charrue qu’il fallait aussi tenir pour obtenir un sillon droit. On retournait le versoir[1] à chaque bout de raie qui était remplacé rapidement par le brabant[2] sur 2 roues  que l’on réglait régler au départ en largeur et profondeur et le changement de versoir était rapide et sans trop de fatigue .

Petits nous couchions tous dans la même chambre. En grandissant, mon père fit aménager une chambre dans une partie du grenier : nous étions contents mais  l’hiver, il y faisait si froid qu’il me proposa de coucher dans le lit de l’étable au-dessus des veaux. On y était très bien mais avec quelques petits inconvénients comme le bruit des chaînes et des «bosas»[3] quand elles tombaient sur le béton. Mais le plus désagréable,  c’étaient ces gouttes d’eau de condensation qui nous tombaient sur le visage mais aussi ce cri de notre père «tard tard» au petit matin :  il fallait alors se lever pour aider à la traite, donner à manger et emmener les bêtes boire à la mare du voisin après avoir cassé la glace en hiver.

Les semailles étaient un moment important. Elles conditionnaient en partie la récolte. Le geste «auguste du semeur» n’est pas aussi simple qu’il y paraît : jeter la poignée de grains comme l’on balance les bras en marchant c’est à dire ouvrir la main au moment où l’on pose le pied droit mais le plus difficile est la répartition des grains sur la largeur du «sillon» de douze raies de charrue et j’avoue que je n’étais pas bon du tout, il avait toujours davantage de blé d’un côté que de l’autre d’où une récolte irrégulière avec des épis trop épais d’un côté et trop clairsemés de l’autre. L’arrivée des semoirs a été la bienvenue.

La fenaison commençait fin mai avec la coupe, d’abord avec la «daille[4]» outil qui demandait un certain temps avant d’être un bon faucheur, le «covet[5]» accroché à la ceinture (un peu d’eau et d’herbe avec la meule à l’intérieur). A la fin de chaque andain[6], l’aiguisage faisait «chanter» la faux. Après la guerre, les «raquettes», de petitesfaucheuses tractées au début par les vaches puis par les bœufs et enfin par le cheval, plus rapide, remplaçèrent avantageusement la faux. La rotation des roues de l’appareil entraînait une lame qui fauchait sur un mètre. Le fauchage devenait beaucoup plus rapide et moins fatiguant. L’arrivée du tracteur, en 1957, bouleversa à nouveau tout. Si le temps était beau, il suffisait de tourner l’andain une fois au râteau : le séchage était rapide et le foin très bon; s’il était à la pluie et que le foin était presque sec mais pas assez pour le rentrer, il fallait «accucher[7]», faire des tas à la fourche et l’écarter à nouveau après la pluie pour terminer le séchage.  En effet, Le foin qui se mouillait, jaunissait et perdait beaucoup en qualité gustative et nutritive.

La faneuse tractée par le cheval puis surtout celle auto-portée du tracteur ont fait partie des avancées importantes de l’agriculture dans les années 50-60. Avant l’arrivée de la botteleuse[8], le chargement au pré  puis le déchargement du foin en vrac à la grange était, à cause de la chaleur et de la poussière, un travail très fatigant. En montant la fourchée de foin sur le char, il en retombait toujours un peu sur la tête et ce foin venait ensuite se coller au corps trempé de sueur.   

Les moissons ne tardaient pas à suivre les foins. Je n’ai jamais fauché les blés à la faux mais pour la moisson, il fallait faire les «passages» pour la faucheuse, une même petite machine que pour les foins mais à laquelle on fixait sur la lame un appareil permettant de former des javelles[9] que l’on liait ensuite à la main avec quelques tiges de blé.

Avec l’agrandissement de la  ferme, il  fallut s’équiper d’une lieuse d’abord tractée par les bœufs, puis par le cheval et enfin le tracteur. Toute cette évolution s’est produite sur une dizaine d’années. Si la pluie menaçait on mettait les gerbes en «boussettes[10]», debout par quantité de 5 ou 6, sinon on en faisait des «miots[11]», des tas en rangs serrés et en rond, épis vers le centre et plus hauts que la tige pour permettre l’écoulement de l’eau ; si le temps s’annonçait beau, les gerbes étaient approchées avec le cheval. et la «leille[12]», un traîneau de 3 mètres par 2 mètres. Les «miots» restaient jusqu’au 15 août environ permettant ainsi aux grains et à la paille de sécher.  Puis il fallait les ramener près de la ferme, lorsque les battages de septembre approchaient, pour en faire une grosse « maïl[13]», un gerbier soit rond ou allongé suivant la quantité de «miots». Il pouvait monter à 10 m de haut et plus. On mettait toujours le seigle pour commencer.

Les battages étaient précédés d’un moment très important avec leur l’organisation puis par l’évaluation du rendement de la récolte. La veille, il fallait aller chercher la batteuse et la chaudière chez un voisin plus ou moins éloigné qui avait déjà travaillé le même entrepreneur. On utilisait les les bœufs pour tracter le matériel. L’ensemble était mis en place immédiatement par deux hommes de l’entreprise qui l’accompagnait. Ils dormaient et mangeaient  chez le nouvel hôte. Au jour  J», les «mouaures[14]», deux suiveurs baptisés ainsi parce que toujours «basanés[15]», teintés par par les graisses et la poussière, levés dès cinq heures, préparaient la chaudière en la remplissant d’eau et la faisant chauffer. Puis les hommes commençaient à arriver vers 5h30, buvaient le café accompagné d’un petit coup de gnôle[16], le tout sans traîner si l’on voulait pouvoir choisir sa place de travail. C’est le sifflet de la chaudière ne tardait pas à appeler les derniers. Pour cette journée il fallait 2 hommes aux gerbes, 1 coupeur de lien sur la batteuse, poste souvent réservé à un jeune, un engreneur sur la «planche[17]» située sur le côté de la batteuse qui commençait à ouvrir la gerbe liée et qu’un «moaure» faisait glisser dans le batteur, place réservé à un homme entrainé car très dangereuse (un suiveur s’étant déjà  fait happer un bras) mais aussi très importante car il ne fallait pas envoyer trop d’épis à la fois au risque de «bourrer» la batteuse et de faire caler le moteur de la chaudière ou de faire sauter la courroie d’entraînement. On avait aussi  un homme qui était employé à porter le «blou[18]»,enveloppe du grain qui sortait par soufflerie. Ce « blou » était entassé sur un «charri[19]». C’était là-dessus que l’on «barroulait[20]» les filles jugées trop fières : ce n’était pas du tout agréable car ces enveleppes collaient  aux vêtements, passaient sous les jupes car les filles ne portaient pas de pantalon à cette époque. On ne faisait bien sûr pas cela avec sa «mie[21]». Ce produit était utilisé pour l’empaillage des vaches. On en prenait aussi pour faire des matelas. Un autre ouvrier portait le «grabot[22]», déchets des épis battus. Trois ou quatre hommes, suivant la distance, étaient employés comme «porteurs de sac». Le blé tombait dans ces emballages qui, pleins, pesaient 80 kilos. Il fallait ensuite le «vanner[23]» avec l’aide d’un autre porteur, le prendre sur les épaules, une opération importante qui, si elle ne réussissait pas au premier essai, fatiguait beaucoup dès le départ. On montait alors au grenier après un parcours d’une cinquantaine de mètres, par une échelle d’une quinzaine de marches. Les difficultés n’étaient toujours pas finies car «le fin du fin» consistait à se baisser pour passer sous une  poutre souvent trop basse, ce qui vous « cassait » littéralement le dos. Ce n’était pas un travail pour fillette et rares étaient ceux qui portaient avant l’âge18 ans. Enfin quatre hommes étaient utilisés  pour le rangement de la paille battue. Par tradition ce travail était réservé aux anciens : le plus difficile était de faire le «paillis[24]», arranger les «clés[25]» bottes de telle sorte que l’eau n’y pénètre pas, surtout le sommet qui devait être très pointu. La journée était terminée quand tout était battu car le lendemain la machine «batteuse» allait dans une autre ferme. Si la journée avait été pluvieuse, il fallait terminer de nuit ou renvoyer au jour suivant ce qui, sans téléphone, posait de gros problèmes pour informer les hommes du lendemain. Le premier repas se faisait à huit heures avec soupe aux choux accompagnée de gros morceaux de lard  souvent très gras et rance.

La journée étant finie, il n’y avait pas de douche bien entendu mais un débarbouillage de l’épaisse poussière accumulée dans le «bachat[26]» petit réservoir d’eau pour les animaux. Et c’était le repas du soir suivi de la «revole[27]» en chansons qui ne se terminait jamais tard car beaucoup d’hommes recommençaient le lendemain. Les épouses et les filles de la ferme n’étaient pas sans travail. Dès la veille il fallait en effet faire les «pâtés[28]»,grands chaussons aux pommes ou aux poires de 50 par 30 centimètres, préparer les légumes.  Au jour «J», leur travail commençait dès 5h,en préparant le café, à huit heures le déjeuner, à midi le dîner et le soir le souper. Dans la journée il fallait servir à boire trois ou quatre fois suivant la chaleur : c’était toujours de l’eau et du vin. il ne fallait rien oublier dans les provisions et avoir donc tout prévu. 

 

[1] Versoir : il est fixé dans le prolongement du soc et a pour fonction de soulever et retourner la bande de terre. C’est une lame d’acier incurvée soumise à une usure importante
[2] Brabant : charrue, destinée au labour à plat, équipée de deux séries de pièces aratoires (soc et versoir, rasette, coutre), les unes pour verser vers la droite, les autres pour verser vers la gauche. Ces séries sont montées en opposition sur l’age. En bout de champ, le laboureur fait pivoter l’age, pour changer le sens de versage.
[3] Bosas ou bouses : excréments des bovidés
[4] Daille : la faux
[5] Covet : étui pour la pierre à aiguiser(ou coffin)
[6] Andain : bande continue de fourrage laissée sur le sol après le passage d’une faucheuse.
[7] Acucher : Mettre en tas, en cuchons. on va acucher l’herbe coupée avant que le vent se lève.
[8] Botteleuse : machine agricole pour la récolte du foin ou de la paille. Cet outil sert à conditionner les andains en bottes  pour le transport
[9] Javelles : petit tas d’herbes ou de céréales coupées et qu’on lie ensuite en gerbes.
[10] Boussette : manière de mettre les bottes en faisceaux tels des fusils que l’on met au repos
[11] Miot : tas de gerbes de blé posées en rangs serrés
[12] Leille : traîneau de 3 mètres par 2 mètres
[13] Maïl
[14] Mouaure : nom donné à des individus assombris par la poussière, la suie…Retrouvé utilisé dans le langage de l’île de Jersey parlant du Père Noël passant la cheminée.
[15] Basané : de couleur brune  par analogie avec la basane, teint de peau allant du doré au brun.
[16] Gnôle : désignant une eau-de-vie produite à partir du sureau noir et par extension d’autres fruits.
[17] Planche : pièce en bois fixée sur le côté de batteuse pour recevoir les gerbes.
[18] Blou : c’est la balle du grain
[19] Charri : pièce de toile de 2 mètres sur 2 qu’on portait par les 4 coins
[20] Barrouler : rouler et tourner dans tous les sens.
[21] Mie : fausse coupe de m’amie, mon amie.
[22] Grabot : sous-produit issu de la paille cassée et écrasée
[23] Vanner : . Débarrasser les céréales des impuretés qui les accompagnent en les secouant dans un van.
[24] Paillis
[25] Clé
[26] Bachat : modeste pièce d’eau. Ce n’est pas un simple abreuvoir à bestiaux.  Le bachat peut aussi tenir de la fontaine publique et du lavoir.
[27] Revole : en agriculture, terme régional pour le Beaujolais, le Mâconnais et le  Lyonnais nommant une fête qui célèbre la fin de travaux agricoles comme les vendanges ou les moissons.
[28] Pâté : gros chausson de la Batteuse  fait de farine, oeufs, beurre, saindoux et fruits de saison que l’on trouve aussi dans certaines  boulangeries des Monts du Lyonnais,